FAIRE COMME C'EST ÉCRIT DANS LE CCTP ! 

 

Le discours technique du CCTP confronté à l’économie du jardin.

 


Publié dans Les carnets du paysage n°32, Actes Sud / école nationale supérieure de paysage
Titre du numéro : LE CHANTIER
Septembre 2017

Comment aborder la rédaction d’un Cahier des Clauses Techniques Particulières (CCTP) quand il s’agit de faire un jardin dans le domaine public ? La réglementation des marchés publics impose une procédure identique à celle d’une architecture quand bien même faire un jardin est apparemment loin d’être une opération assimilable à la construction d’un bâtiment.


Il se joue, à l’intersection de pratiques pour lesquelles l’usage et le sens de la technique n’est pas obligatoirement le même, quelque chose de plus profond que la simple rédaction d’un document technique. C’est le propos de cet article de tenter de rendre plus claire une part de ce qui est en jeu à travers la rédaction de ce document.


Le cadre n’est pas aussi rigide qu’il en a l’air. Si le CCTG (Cahier des Clauses Techniques Générales) est très normatif et réglementaire[1], le CCTP est beaucoup moins codifié. Il est certes un document opposable en cas de conflit et de malfaçons mais c’est aussi et surtout un outil de communication qui doit rendre explicite la manière dont les choses peuvent être faites dans la situation particulière où elles doivent être faites. Une sorte de mode d’emploi adapté à une situation précise qui propose des choix pour faire dans un sens plutôt que dans un autre, selon telle technique, telle compétence ou tel matériel plutôt que tels autres...



Malgré cette sorte de souplesse et cette disponibilité a priori, le CCTP est rapidement devenu un document relativement rigide et uniforme, au point qu’il est difficile de savoir ce qui dans cette forme relève d’une obligation ou d’une habitude collective, quasi culturelle. La première fois que j’ai eu un CCTP en main, c’est de cette habitude dont j’ai hérité d’un autre paysagiste qui l’avait héritée d’un architecte. Il s’agissait pour moi de faire un « copier-coller » et de travailler le document de l’intérieur en en modifiant certains termes, en retirant ou ajoutant des fragments utiles sans en modifier la forme qui semblait se suffire à elle-même. Mais dès ce premier moment professionnel, s’est malgré moi déclenché un sentiment de suspicion vis-à-vis de ce document censé traduire des actes/techniques d’aménagement en écriture.

 


Les questions que je me suis alors posées ont été les suivantes : De quoi le CCTP est-il le nom ? De quoi est-il en réalité l’expression ?

 

C’est sur la base de ce questionnement que je propose une une sorte d’investigation, en considérant avant tout le CCTP comme la production d’une forme d’écriture. C’est-à-dire comme un texte. Au-delà de son contenu dit « technique », c’est avant tout une forme écrite dont la production souvent très homogène dit quelque chose sur la société actuelle, par le biais d’un certain rapport à la technique. Prendre en compte la dimension "littéraire" ou "textuelle" de cette production peut permettre d’aborder le travail de ce texte hors du cadre habituel, hors cadre "technique", et servir à induire/proposer une réalité autre, plus en adéquation avec la pratique d’aménagement d’un espace public en jardin.

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Un syrphidé ”au travail” dans les jardins verticaux des serres du Grand-Sud, à Lille, entre moins facilement dans le discours technique d’un CCTP que deux pelles mécaniques en train de détruire un immeuble dans le cadre d’une opération ANRU.

 
 

Le CCTP délimite sans le dire l’action d’aménager.

 

L’ordre du discours

 

De l’expression Cahier des Clauses Techniques Particulières, on a tendance à ne retenir que la dimension de clauses techniques et l’on oublie qu’il s’agit avant tout d’un cahier. Autrement dit qu’il s’agit d’une forme documentaire soutenue par l’écriture. Je me propose de considérer ce genre de cahier comme l’une des formes que l’on donne aujourd’hui (parmi bien d’autres) à une pratique particulière : « la pratique d’écrire »[2]. Plus encore, en me référant à Roland Barthes ou Antoine Compagnon[3], je vais aller jusqu’à considérer qu’il peut s’agir d’un objet littéraire, un fragment ordinaire cousin apparemment éloigné d’une forme de littérature, un texte qui, s’il est considéré comme tel, est le lieu d’un certain pouvoir.


Somme toute, cela revient à ramener l’outil dit « technique » qu’est le CCTP du côté de ce qui le fonde, c’est à dire du côté du langage. Ceci afin de se donner les moyens de percevoir au mieux son objet réel. Si le CCTP est un texte, de quel genre de texte s’agit-il ? De quoi parle-t-il en tant que texte ? Il me semble que l’on peut facilement avancer qu’il s’agit de la transcription dans le langage et par l’écrit d’un savoir pratique. Il traduit en écritures l’acte de construire ou, et cela concerne mieux le propos ici, l’acte d’aménager. On peut lire le CCTP comme une forme de description standardisée et institutionnelle de cet acte dans la mesure où il indique quoi faire, comment, avec quoi et avec qui le faire, du point de vue du maître d’ouvrage public par le biais d’un maître d’œuvre. Il définit des opérations, des modalités, des quantités pour modifier le réel, le faire évoluer, le transformer… Il rassemble par et dans la langue l’ensemble des gestes et des moyens au travers desquels un aménagement est rendu possible. On peut dire en quelque sorte que le texte CCTP vise à délimiter à proprement parler l’acte d’aménager. De sa lecture peut être dégagé un sens particulier que notre société donne à cet acte, d’un point de vue officiel.


 

L’uniformité apparente de l’usage que l’on fait de ce document écrit, la répétition automatique, machinale, de sa forme, est pour moi l’expression d’un énoncé. Un équivalent pour l’aménagement et/ou la construction d’un bâtiment de la suite AZERTY des claviers informatiques. C’est-à-dire la forme d’un ordre particulier et admis, un régime de signes duquel il est difficile de s’extirper car tout contribuerait à nous jeter dans son flot préfiguré de propositions… Il s’agit donc de lire dans la forme du CCTP une volonté de rendre compte et d’induire un ordre particulier, dans lequel devrait s’inscrire l’acte d’aménager. Pour reprendre les termes célèbres de Foucault, le CCTP est l’expression de « l’ordre du discours »[4] qui organise sans le dire l’ensemble de nos actes individuels et collectifs d’aménagement public.


Mais de quel ordre s’agit-il ? Sur quoi repose-t-il ? Quelles en sont les composantes ?



La "technologie" du texte CCTP

 

Dans sa forme type, le CCTP reflète la plupart du temps une idée particulière de la technique, un rapport particulier à la technique, une forme particulière d’empreinte technique sur l’action d’aménager. De « l’assemblage de signifiants »[5] du texte CCTP se dégage un ton général qui indique la place et le sens qui sont donnés à la technique dans une procédure publique d’aménagement. Il y a comme une sorte d’injonction sur la manière d’envisager à la fois la technique et l’acte d’aménager. Ainsi, plus qu’un simple document « technique », il s’agit de ce que Jacques Ellul aurait pu nommer une « technologie », en protestant contre l’usage abusif et américanisé du terme comme synonyme de technique[6]. C’est-à-dire toujours selon lui, un « discours sur la technique ». Comme tout discours, il vise à réordonner le réel dans un sens particulier. Ici, il met en ordre les tenants et aboutissants de l’acte d’aménagement. En ce sens, il tend à véhiculer « un monde de significations » ou « un magma de significations imaginaires sociales »[7]. L’imaginaire qui sous-tend l’écriture d’un CCTP le fait déborder largement de son cadre de document pratique visant à réaliser une construction ou un aménagement en l’inscrivant comme fait social dans une organisation plus large qui touche au fonctionnement plus général de la société.


Mais sur quoi porte cette injonction de sens ?


Il faudrait plus que quelques lignes pour présenter avec précision certaines des composantes significatives du discours technique implicitement véhiculé dans un CCTP. Voici cependant deux premières cases que je voudrais ouvrir pour en organiser potentiellement une exploration plus approfondie.

 

La séparation du technique et du social

 

Une lecture attentive du texte CCTP permet de saisir qu’il s’évertue toujours à réaliser une séparation du technique et du social, une dis-sociation, à isoler l’acte technique d’aménagement des autres faits sociaux. C’est-à-dire à faire de l’acte d’aménager un fait socialement isolé, ni relié, ni impliqué dans d’autres faits sociaux. C’est clairement ce point de rupture qui est visé par les revendications d’architectes comme ceux de l’agence Construire (Patrick Bouchain et Nicole Concordet) ou encore par la myriade de collectifs de jeunes paysagistes et architectes qui aujourd’hui, pour « faire autrement », ouvrent le chantier, différencient certaines opérations d’aménagement qui échappent au CCTP en faisant passer des conventions entre les collectivités et des aménageurs diversifiés (artistes, associations, groupes d’habitants, scolaires en formation professionnelle, associations d’insertion…) dé-commercialisant autant que faire ce peu l’acte et le processus technique d’aménagement pour ouvrir la porte à d’autres modalités considérées comme plus solidaires ou écologiques, faisant appel à de nécessaires rapports humains d’une autre nature que ceux induits par la voix/e du CCTP.

 

 

 

La réduction technique

 

Une lecture attentive du texte CCTP permet de saisir de plus qu’il tend à opérer implicitement une réduction de la technique à une forme particulière de la technique. Cette réduction induisant l’exclusion d’un ensemble diversifié d’autres faits techniques. Dit autrement, il tend à renvoyer l’action d’aménager vers un type d’actes qui serait privé de l’accès à certaines techniques ou certaines formes de savoirs techniques.

Pour y voir plus clair, il faut adopter un regard plus anthropologique sur la technique et plus largement sur l’action en revenant à l’un des écrits de Marcel Mauss sur le sujet. En 1935, il relève dans un article célèbre cette réduction qu’il a lui-même faite jusque là : « Nous avons fait, et j’ai fait pendant longtemps l’erreur fondamentale de ne considérer qu’il y a technique que quand il y a instrument ». Or, « avant les techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps. » En élargissant la notion de technique au sens « d’acte traditionnel efficace » […] « senti par l’auteur comme un acte d’ordre mécanique, physique ou physico-chimique et qu’il est poursuivi dans ce but »[8]. Ainsi, peuvent entrer dans la catégorie de la technique par exemple les techniques du sommeil qui varient des sociétés qui n’ont rien pour dormir (dorment sur le sol) à d’autres qui s’aident d’un instrument (un oreiller, un banc, un lit), les techniques de la nage, de la marche, de la course, des soins du corps, de consommation comme manger ou boire et les techniques de reproduction… On pourrait ajouter toutes les techniques d’interrelations sociales, d’associations pour réaliser une action, comme celle d’aménager par exemple…

 

Les petits gestes

 

Pourquoi cette réduction opérée par le texte CCTP est-elle si importante à souligner ?


Cela a à voir avec ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire avec le cas de la rédaction d’un CCTP pour faire un jardin dans le domaine public. Tout simplement, ce qui tend à disparaître dans cette écriture, c’est une grande part du domaine technique (pris dans le sens élargi de Mauss) nécessaire à la réalisation d’un jardin. On a tendance à facilement oublier que le personnage principal d’un jardin, c’est le jardinier ou le groupe humain impliqué dans le fonctionnement du jardin. Et que le jardinage est avant tout une affaire de gestes, que l’on pourrait d’ailleurs pour la plupart classer dans la catégorie des petits gestes, c’est-à-dire des gestes à empreinte économique apparemment faible. De ces petits gestes, dont la nature peut être très variée en fonction du jardin, des plantes qui y sont cultivées, des conditions physiques du milieu et de sa situation sociale… dépend l’apparence évolutive, la longévité, la productivité, le fonctionnement vivant et social… du jardin.


Pour parler très schématiquement, la dimension technique d’un jardin n’est pas foncièrement machinique mais sociale et ne requiert la plupart du temps comme technique que des techniques du corps (des jardiniers) et des techniques sociales (de mise en commun de l’action).


Pour illustrer, on peut simplement s’appuyer sur l’exemple de deux outils techniques très primaires mais néanmoins efficaces du jardinier : la vue et la main, le regard et le toucher.


Le premier entre en jeu dans l’un des actes les plus fondamentaux du jardinage : l’observation. Il s’agit pour le jardinier de savoir observer de différentes manières à différents moments du jardin, savoir apercevoir au fil du temps les transformations, évolutions qui s’opèrent sur l’espace du jardin pour pouvoir déterminer le moment propice pour agir, produire un acte qui devient nécessaire.


La main, elle, entre en jeu dans les nombreuses opérations essentielles de jardinage comme par exemple, toucher la terre pour déterminer sa qualité ou son degré d’humidité, retirer les roses fanées pour que le rosier fleurisse mieux, toucher un fruit ou un légume pour savoir s’il est mûr…
 

Tous ces petits gestes n’impliquant que le corps comme objet technique sont relativement incompatibles avec l’univers technique du CCTP, le discours sur la technique qu’il véhicule. Un geste apparemment modeste de jardinage ne fait pas le poids, en terme de technologie, face à un bulldozer ou une pelle mécanique… Tout se passe comme si l’univers du CCTP, en dissociant composantes techniques et composante sociales et en réduisant la technique aux techniques avec instruments, renvoyait implicitement les techniques modestes du jardinier et l’acte d’aménager par le jardinage au statut de divertissement. Bref peu sérieuses et peu adaptées à des actes d’aménagement de l’espace public à grande échelle et au secteur d’activité très occupé de la construction et de l’aménagement. En somme et tout bonnement, tout se passe comme si une catégorie d’actes techniques se retrouvait exclue des marchés publics par le fait même de l’énoncé technique véhiculé implicitement par le texte CCTP.

 

L’exclusion d’une forme d’économie de l’aménagement

 

Mais il se joue là un « je ne sais quoi » de beaucoup plus fondamental. Car il me semble que le texte CCTP sous sa forme commune issue du monde de la construction et de l’architecture tend à exclure de fait la possibilité que toute l’économie particulière du jardin puisse entrer dans le cadre de l’aménagement de l’espace public. On peut aller jusqu’à dire que la technologie du CCTP a la capacité implicite d’exclure la possibilité même d’envisager l’aménagement de l’espace public comme un jardin.


Si l’on prend le terme économie dans son sens étymologique de gestion de la maison, du village, de l’espace collectif (oikonomia), ce que le texte CCTP induit sans le dire, c’est de fait un choix de société qui porte sur la nature de l’environnement collectif que nous recherchons en aménageant l’espace. Bref sur le modèle de l’espace public qui guide nos actes d’aménagement et détermine la plus ou moins grande qualité de nos expériences quotidiennes, physiques et sociales. Avec Henri Lefebvre, on pourrait dire que ce qui est en jeu ici, par le biais d’un outil écrit très pratique, le CCTP, c’est tout le sens que nous donnons aux « processus ou mécanismes de production de l’espace public »[9].


Il faudrait s’attacher à rendre compte des conséquences réelles pour notre vie quotidienne de ce genre de choix.  Par exemple et notamment en se demandant quel genre de relations établir entre le sens implicite de la technologie du texte CCTP et la difficulté pour un habitant de jouer un rôle (potentiellement jardinier) dans l’aménagement de l’environnement qu’il partage avec d’autres habitants. Bref, se questionner par ce biais sur l’absence, voire la disparition quasi intégrale de la force habitante, sociale, du processus d’aménagement de l’espace public. Ceci d’autant plus que de multiples expériences, non seulement aujourd’hui mais à plus long terme depuis les années 1960, montrent activement le désir d’y remédier.

 

Comment faire ?

 

Aujourd’hui, si un paysagiste veut considérer l’espace public comme un jardin, s’il ne désire ni procéder de manière aussi franche que ne le suggère le texte CCTP à une séparation entre le technique et le social, ni procéder à une réduction de la technique en écartant les techniques du corps et les techniques sociales des conditions de production de l’espace public, bref s’il émet le désire et pense nécessaire que l’acte d’aménager l’espace public doit pouvoir relever d’une économie du jardin, comment peut-il s’y prendre pour rédiger un CCTP pour une maîtrise d’ouvrage public ?


Personne ne peut prétendre répondre à un tel problème de manière générale et en une fois. Ce sont des expériences successives d’érosion, altération ou transgression de l’énoncé CCTP qui doivent être tentées dans des situations diverses et variées d’aménagement. Car il s’agit selon moi du même niveau de difficulté apparemment insurmontable que si l’on se donnait pour objectif de modifier, transformer cet ordre des touches sur le clavier AZERTY dont j’ai parlé précédemment. C’est-à-dire toucher au modèle économique et humain qui l’a produit.

 

Faire comme si c’était un problème d’écriture

 

Un moyen que j’ai trouvé pour commencer à tenter d’échapper à cet énoncé technique, c’est d’aborder sa rédaction comme si c’était un problème d’écriture, et à la mesure de mes compétences comme si c’était un problème littéraire. Ceci en empruntant le chemin tracé par Roland Barthes quand il écrivait : « J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique d’écrire. Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c’est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement même de la langue, et que c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. Je puis donc dire indifféremment : littérature, écriture, texte »[10].


Pour me mettre en position de commencer le « travail de déplacement qu’il (l’écrivain) exerce sur la langue »[11], j’ai donc cherché à écrire un texte de CCTP dans une forme, un ordre, qui me paraissait plus adaptée à mes préoccupations d’économie de jardin. Ceci en mettant au point un procédé personnel d’écriture que je peux ici présenter par le biais de deux grands traits et illustrer de quelques fragments.

 

Une forme de description singulière

 

Pour prendre un peu de recul et désarticuler l’énoncé, pouvoir reconsidérer une écriture de ce genre de cahier qui s’écarterait des présupposés que j’ai décrits plus haut, un premier pas a consisté à aborder sa rédaction avant tout comme un problème de description. Une description d’un genre particulier : la description d’une action d’aménagement et/ou de construction qui n’a pas encore eu lieu. C’est une écriture qui vise à traduire le faire en écrit en faisant précéder l’écrit. D’une certaine manière, il s’agirait là d’une forme de fiction.

Pour cela, je me suis équipé d’un procédé très simple que l’on peut retrouver chez certains écrivains ou penseurs comme le poète-grammairien Emmanuel Hocquard[12] par exemple, qui consiste à avancer progressivement en les numérotant par ordre d’arrivée logique des propositions brèves comprenant de une à quelques phrases apparemment simples. L’intérêt de cette forme d’écriture est l’attention qu’elle force à porter au moment de l’introduction de chaque terme et de leur usage, aux liens des propositions entre elles et au sens que l’ordre de leur agencement induit… Elle tend de plus à motiver chez celui qui écrit une forme de niveau de responsabilité plus grand que de coutume, en somme à créer certaines conditions plus propices à un travail de ”déplacement de la langue”.

 

Le destinataire ou le personnage principal de l’action

 

Pour désarticuler l’énoncé technique du CCTP et se donner une chance de mettre l’écriture de ce texte au service d’une économie de jardin, au service de faire un jardin, il est nécessaire de revenir au niveau de l’énonciation pour en repréciser certains termes. En somme, glisser de l’énoncé à l’énonciation de l’acte d’aménagement.


On peut encore ici se référer à ce qu’écrivait Barthes : « L’énoncé, objet ordinaire de la linguistique, est donné comme le produit d’une absence de l’énonciateur. L’énonciation, elle, en exposant la place et l’énergie du sujet […] vise le réel même du langage ; elle reconnaît que le langage est un immense halo d’implications, d’effets, de retentissements, de tours, de retours, de redans ; elle assume de faire entendre un sujet à la fois insistant et irrepérable, inconnu et cependant reconnu selon une inquiétante familiarité »[13].


Pour le dire autrement, il y a sous-jacent au texte CCTP une idée particulière du lecteur ou plus largement du destinataire du texte, de la forme de l’échange entre celui qui l’écrit et celui qui le lit. Selon que l’on envisage le rôle du CCTP d’une manière ou d’une autre, le lecteur peut être un être générique et standardisé ou bien un destinataire de nature particulière. Ce destinataire étant, et c’est là la vocation d’un CCTP, soit capable de lire (c’est-à-dire dans ce cas capable de faire comme c’est écrit dans le CCTP), soit incapable de lire (incapable de faire comme…) le texte en question. Ainsi, le texte CCTP joue à plein sa fonction d’exclusion ou d’attribution possible (d’adresse) de l’adéquation d’un lecteur avec la réalité de l’acte d’aménagement proposé.


Passer de l’énoncé à l’énonciation, pour celui qui écrit le CCTP, c’est donc tendre à réintroduire à la fois le destinataire dans son texte et la nature du lien qui l’unit à ce dernier. Or, dans tout CCTP, il y a un emplacement précis où se joue la nature de ce lien. C’est dans les toutes premières rubriques où est défini « l’objet du marché », où est délimitée la « nature de la prestation ». C’est là à mon avis que se trouve le destinataire, c’est-à-dire le personnage principal de l’action future. C’est là que ses contours, ses qualités, sont dessinés le plus souvent de manière implicite. Il est d’ailleurs assez significatif que ce soit à cet endroit là précis que, dans le « cas particulier de l’achat public responsable », il est demandé par le code des marchés publics de préciser clairement « l’objet environnemental et/ou social du marché » pour éviter que ces clauses particulières ne puissent être considérées comme « facteurs de concurrence déloyale ». C’est donc bien là que se joue une définition des personnages concernés par le CCTP et par là l’économie générale de l’aménagement (industrielle, machinique, solidaire, jardinière...). C’est donc finalement là que peut potentiellement apparaître le personnage du jardinier et ses caractéristiques.


Tout cela facilite l’introduction dans le texte CCTP de certaines composantes qui me semblent essentielles pour orienter l’acte d’aménagement dans une logique économique de jardin, comme par exemple : 1. La fonction primordiale du temps en relation non seulement avec les problématiques du vivant mais aussi avec les problématiques sociales (temps long d’installation du jardin et des pratiques, saisonnalité…) ; 2. Le rôle technique de l’observation abordé plus haut ; 3. La composante d’incertitude qui est le lot de tout processus d’aménagement lié de manière importante au vivant et au fonctionnement des associations humaines ; 4. La forme sociale du jardinage et les formes de l’échange entre les différentes personnes qui pourraient être impliquées dans l’aménagement ; 5. Le système de petits gestes nécessaires à la réalisation du jardin ; 6. Les rapports possibles du jardin aux habitants alentours ; 7. La logique temporelle d’observation et de compréhension progressive des conditions du milieu et des conditions sociales du jardin par les jardiniers…

 

[1] Sur le site marche-public.fr, il est indiqué que le CCTG ou Cahier des Clauses Techniques Générales « fixe les dispositions techniques applicables à toutes les prestations d’une même nature. Ces documents sont approuvés par un arrêté du ministre chargé de l’économie et des ministres intéressés ». La référence au CCTG n’est pas obligatoire. Le CCTP permet de déroger aux clauses normatives du CCTG.

 

[2] R. Barthes, Leçon, Leçon inaugurale du Collège de France, Le Seuil, Paris, 1978, p.16.

 

[3] A. Compagnon, La littérature pour quoi faire ? Leçon inaugurale du Collège de France, Fayard, Paris, 2007.

 

[4] M. Foucault, L’ordre du discours, Leçon inaugurale du Collège de France, Gallimard, Paris, 1971.

 

[5] Barthes, loc. cit.

 

[6] J. Ellul, Le bluff technologique, Hachette, Paris, 1988, p.17-27.

 

[7] C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, coll. points essais, Le Seuil, Paris, 1975, p. 519.

 

[8] M. Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie normale et pathologique, 1935, n°32, p.271-293 ; repris in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p.363-386.


[9] H. Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, Paris, 1974.

 

[10] Barthes, op. cit., p.17.

 

[11] Ibid.

 

[12] Voir les deux ouvrages suivants : E. Hocquard & J. Valery, Le Commanditaire, Poème, P.O.L, Paris, 1993 et E. Hocquard, Dix leçons de grammaire, Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux, 2002.

[13] Barthes, op. cit., p.20.